Par Louve Rose.
Originalement rédigé pour la seconde édition de la revue Première Ligne.
Contexte actuel
La condition actuelle des communautés queers est paradoxalement l’une des meilleures et l’une des pires que nous avons connue dans les sociétés occidentales capitalistes modernes. Soixante ans de mobilisation continue du mouvement queer (et protoqueer avant lui, si nous considérons tous les développements des mouvements gays et lesbiens) ont mené à la légalisation et à l’émancipation quasi totale de nos communautés au sein du système légal étatique bourgeois. Nous pouvons, comme jamais auparavant, exister ouvertement au sein de la société en revêtant nos vrais visages. Pourtant, les violences matérielles visant les parties les plus marginalisées de nos communautés n’ont fait qu’augmenter dans la dernière décennie; pensons à nos adelphes noir·e·s, autochtones, trans, itinérant·e·s, TDS et aliéné·e·s mentalement.
Alors que Montréal et le reste de la province sont des bastions du mouvement gay mainstream, au moins depuis l’époque du raid du Sex Garage (juillet 1990), nous avons pu tout de même voir s’importer ici le nouveau mouvement transphobe extrême émergeant du monde anglo-saxon. Si nous avons été relativement préservé·e·s de ces attaques jusqu’à peu, nos voisin·e·s du sud sont confronté·e·s depuis trois ans à l’émergence d’une véritable politique d’élimination des communautés trans, qui implique à la fois des éléments de recriminalisation, la réapparition d’un discours de démonisation fort, une nouvelle vague idéologique et des violences directes.
Se dresse donc le portrait d’un phénomène qui semble se contredire entre une intégration accrue dans le système légal et sociétal se bâtissant en parallèle d’une vague de réaction forte ignorée, voire encouragée par la classe dominante.
Contexte historique
Cette situation paradoxale de gain des droits et de montée des violences dans les sociétés nord-américaines n’est pas neuve du tout.
Cette situation était déjà apparente à l’émergence de la crise du sida, conséquence d’une usurpation du leadership des militant·e·s radica·ux·les par les assimilationnistes et la bourgeoisie gay. Peu après les émeutes de Stonewall (1969), les communautés gay, cis, blanche et aisée ont mené une campagne d’éjection des membres des communautés les plus ostracisées et révolutionnaires qui en avaient émergé. Nous nous souviendrons du traitement du mouvement gay envers Sylvia Rivera (1951-2002), militante révolutionnaire trans et racisée, généralement considérée comme l’une des mères des mouvements gay, queer et transféministe. D’ailleurs, c’est l’une des cofondatrices du Gay liberation front et de Street Transvestite Action Revolutionary (STAR).
“You all tell me, go and hide my tail between my legs. I will no longer put up with this shit. I have been beaten. I have had my nose broken. I have been thrown in jail. I have lost my job. I have lost my apartment. For gay liberation, and you all treat me this way? What the f**k’s wrong with you all? Think about that!”– Sylvia Rivera, lors d’une déclaration pendant la troisième « pride » annuelle (à l’époque connue comme la Christopher Street Liberation Day March) après avoir été huée par une foule surtout cis et aisée.
Les objectifs politiques du mouvement assimilationniste gay, alors constitué des éléments les plus bourgeois et réactionnaires de nos communautés, se sont centrés autour de la légalisation et de l’assimilation dans la société cishétéropatriarcale dominante. C’est ce qui caractérise l’assimilationnisme en tant que mouvance politique. Ce mouvement, qui est régulièrement la force politique majeure de nos communautés, vise l’acceptation dans la société cishétéro et l’atteinte d’un statut légal similaire à celui des personnes hétéro. Plus profondément, ce qui en ressort, c’est la poursuite d’une vie hétéro malgré une sexualité gay. Leurs stratégies passent généralement par le lobbyisme, l’accumulation de capitaux dans des entreprises roses, la sensibilisation et l’effacement des éléments de nos communautés pouvant choquer les sensibilités straights.
Ces décennies de politique libérale modérée, voire progressiste, ont tout de même entraîné des gains, en récupérant de différentes manières l’impulsion des émeutier·ère·s de 1969. À la fin des années 1970, la communauté avait plus de droits et de confort qu’avant Stonewall. Pourtant, la réaction conservatrice était déjà en émergence et, quand la crise du sida a explosé dans les années 1980, cette force homophobe s’est abattue sans merci sur la communauté. Violences médiatiques, politiques, législatives et physiques se sont accrues jusqu’à la réémergence d’un mouvement radical queer. Act Up en fut assurément l’élément le plus connu. Ce groupe, par ses attaques symboliques contre des entreprises, églises et organes gouvernementaux, adoptait une analyse systémique et socio-politique de la crise du sida. C’est dans la traînée des coups d’éclats du groupe et la repolitisation des enjeux gays et lesbiens[1] que nous voyons apparaître de nouvelles mouvances politiques plus radicales dans les années 80-90. C’est d’ailleurs dans ce contexte que nait la notion proprement dite de mouvement queer. Se détachant d’une compréhension purement identitaire (mouvement homosexuel masculin et féminin) en se repositionnant avant tout sur une oppression commune au sein du cishétéropatriarcat, le mouvement queer se constitue en une force combative, qui est capable de s’attaquer au système dominant autant qu’aux éléments oppressifs au sein de la communauté. Pourtant, la période de célébration post crise du sida dans les années 1990 et la nouvelle mouture de protection légale des communautés met fin à cette effervescence politique (accompagnée aussi de dissension stratégique au sein des mouvements) et voit se reconstituer l’ordre assimilationniste et le leadership de la bourgeoisie gay.
Les années 1990 et 2000 ont vu leur part de mouvements radicaux, queers et gais. À Montréal, nous pouvons penser aux mobilisations qui ont suivi le raid du Sex Garage (en 1990), aux Panthères Roses (2002 à 2007), au festival Pervers/Cité (depuis 2008), ou au premier P!nk Bloc (2010-2016). Ces différents mouvements créent un climat d’acceptation beaucoup plus fort de nos communautés et ancrent les enjeux queers comme une mouvance politique en soi dans le paysage québécois. Ces mouvements ont connu leurs propres épuisements, dissensions internes et/ou dérives vers l’opportunisme bourgeois, le carriérisme, l’assimilationnisme, le légalisme et l’éjection des éléments radicaux et doublement opprimés. Le constat à faire au début des années 2020 est celui de l’absence de force vive queer dans le paysage politique québécois.
Aux État-Unis, un autre mouvement important de cette période est celui des Queers Bash Back, apparu pendant la campagne électorale de 2007. Ce réseau informel de groupes queers radicaux anti-fascistes et de tendance anarchiste a créé une tradition anarcho-queer autonomiste et pluriforme en Amérique du Nord, qui bien qu’extrêmement marginale, a su se faire la mauvaise conscience des assimilationnistes. Fonctionnellement disparu, le mouvement a préfiguré les mouvements radicaux queers et trans actuels de plusieurs manières.
Au moment de l’apparition de la nouvelle vague d’attaques réactionnaires actuelles, la communauté est donc politiquement largement dominée par les business gay, les académiques et toute une mouvance de bourgeois·e·s et politicien·ne·s qui nous expliquent que leur position de pouvoir et de privilège sont la meilleure chose qui nous soit arrivée collectivement.
Pourtant, nous sentons depuis des années quelque chose qui gronde dans la jeunesse queer. Loin du village, des drags races et des fifs propres de la télévision, dans des coins de l’internet, dans la rue ou dans les appartements et parties queers où se rejoignent les plus marginaux des marginaux, une nouvelle mouvance, plus furieuse, plus étrange et plus désintéressée de la légalité prend forme. La question reste de savoir comment la concrétiser en une force politique réelle.
Nécessité révolutionnaire
On fait maintenant face aux conséquences de ce processus. Nos droits sont accrus, nos identités sont plus acceptées, mais notre capacité à contester et à attaquer le pouvoir et les réactionnaires a diminué. L’inclusion dans le cadre légal du libéralisme bourgeois est accompagnée d’une tendance lourde à la dépolitisation. Privé·e·s d’espaces politiques queers, radicaux et révolutionnaires, nous avons sombré dans l’individualisme et l’atomisation promus par les assimilationnistes. Travaille, consomme, suce des queues si tu veux, mais ferme ta gueule. L’érosion de notre capacité collective d’agir se trouve cachée par une représentation accrue de nos identités dans les médias : popularité du drag dans la culture dominante, tourisme dans le Village et les lieux queers à la mode, présence à la télévision et au cinéma, etc. Toute cette représentation sert par contre avant tout les intérêts des bourgeois gay et peint une cible sur le reste d’entre nous. En nous inscrivant dans l’imaginaire collectif sans adresser matériellement aucun de nos enjeux, cette représentation fait de nous une cible idéale pour les forces réactionnaires. Nos existences dérangent encore beaucoup, mais cette représentation donne l’illusion d’une force au sein du système capitaliste qui fait de nous un ennemi ou une cible parfaite pour le fascisme.
L’invention du fameux «lobby trans», épouvantail aux heures de grande écoute des médias de droite, semble d’ailleurs se calquer sur les stratégies du complotisme antisémite du 20e siècle. La solution n’est évidemment pas de s’opposer à ces nouvelles représentations positives de nos communautés, qui ont leur part d’aspects intéressants, ni évidemment de contester nos nouveaux droits légaux, mais force est d’admettre qu’il faut supplanter le mouvement gay modéré et intégré par un mouvement queer révolutionnaire. Un mouvement qui ne soit pas simplement radical, mais bel et bien révolutionnaire, capable de construire une analyste anticapitaliste de nos conditions, de bâtir des espaces politiques solides et déterminés et de prendre tous les moyens nécessaires pour obtenir notre libération totale et celle de toustes les opprimé·e·s. Seule l’émergence d’un mouvement queer révolutionnaire peut briser le cycle mentionné plus haut et affronter l’actuelle vague fasciste et éliminationniste. Ce mouvement doit être révolutionnaire et anticapitaliste parce que, dans la société capitaliste, les sujets trans, non-binaires et queers sont des erreurs de reproduction de la matrice du genre. Ce sont des sujets difficilement intégrables dans la structure familiale, essentielle à l’organisation de la force de travail et de la consommation. Ce sont des aberrations de l’ordre social et des éléments perturbateurs d’un des fondements idéologiques et structurels du discours dominant. En d’autres mots, malgré des façades de tolérance et d’acceptation, malgré un travail d’intégration dans l’organisation patriarcale des corps, nous sommes toujours, en dernier recours, des cibles à éliminer. Cette élimination passe par l’assimilation dans une identité ou une organisation sociale qui n’est pas la nôtre, par l’enfermement dans le silence et la mort lente du placard ou par l’extermination pure et simple. Rien ne permet de croire que le mouvement de libéralisation des États bourgeois va continuer à s’étendre et à se maintenir; bien au contraire, leur caractère constant de crise, accentué par la catastrophe écologique, permet de considérer la possibilité de réels reculs. Nos droits seront parmi les premiers à tomber lorsque le capitalisme suivra sa dérive fasciste pour se maintenir face aux crises grandissantes. Nous ne prendrons pas la chance de faire confiance aux gouvernements et aux classes capitalistes, gay ou non, pour défendre nos vies. Nous devons nous organiser nous-mêmes et avec nos allié·e·s pour assurer notre propre survie.
Ce mouvement révolutionnaire doit se constituer bien sûr non seulement en réaction aux attaques vécues par la communauté, mais aussi dans une position offensive contre le cishétéropatriarcat, le capitalisme, l’impérialisme, les forces écocidaires et tous les autres pouvoirs d’oppression et d’exploitation, qui, ensemble, maintiennent ce monde dans un état invivable. Ce mouvement doit constituer sa propre force de mobilisation, d’organisation, de politisation, d’éducation et de défense. Une force capable de prendre la rue, d’imposer des lignes, de construire des espaces sociaux et politiques, de les défendre, de faire de l’action antifasciste, de développer un discours et de transformer matériellement la réalité de la société qui nous entoure. Éventuellement, ce mouvement doit s’investir dans un vrai projet révolutionnaire d’abolition du système actuel et de développement d’un monde nouveau, fondé sur l’autodétermination des individus et des communautés dans tous les aspects de la vie humaine, de l’économie à la culture, de la médecine à l’éducation, de l’amour à la science, du sexe à l’écologie. Nos corps, nos choix, notre révolution. Ces projets, qui peuvent sembler proches ou distants, ne sont réalisables que par l’alliance des révolutionnaires queers et trans avec le reste des mouvements révolutionnaires ou de libération. Pensons notamment aux mouvements anticoloniaux, antiracistes, féministes, écologistes et anticapitalistes de toutes sortes. Dans un système basé sur l’oppression et l’exploitation, nous avons tout à gagner à faire front commun entre opprimé·e·s et rien à perdre. D’autant plus que la nature de nos identités fait que toutes ces luttes traversent et constituent nos communautés et leurs combats. Notre relative unité en tant que communauté, notre historique de luttes et de politisation, notre nombre et la vitalité présente de nos communauté combinés à la place centrale de la politique actuelle dans laquelle les forces réactionnaires nous ont placé nous donnent la capacité (et la nécessité) de se constituer comme une des forces majeures de ces luttes communes.
Imaginer une stratégie révolutionnaire queer.
Admettre la nécessité révolutionnaire est une chose, comprendre comment créer les conditions propices à la révolution ou du moins à un mouvement révolutionnaire fort en est une autre. La diversité des conditions ici et ailleurs qui habite nos communautés fait que la stratégie révolutionnaire sera forcément pluriforme. Personne ne peut avec certitude dresser un plan universel pour l’abolition du cishétéropatriarcat ou du capitalisme. Par contre, en se penchant sur comment, au fil de l’histoire, certains groupes opprimés se sont saisi de leur condition pour se constituer en force politique, nous pouvons faire émerger certaines tactiques et stratégies pour nos luttes à venir.
Il y a un riche historique d’organisation révolutionnaire ayant émergé de groupes marginalisés de par leurs identités, construisant leur propre défense et adoptant une place offensive dans les luttes. Il serait impossible d’en faire une liste exhaustive et ce serait assez peu pertinent. Il sera ici seulement question de quatre groupes et de certaines de leurs stratégies qui m’apparaissent particulièrement intéressantes. Ces groupes sont le STAR (Street Transvestite Action Revolutionary), le groupe de trans de rue de Martha P. Johnson et Silvia Rivera, le BPP (Black Panther Party for self-defense), les Young Lords et, plus loin dans le passé, le Bund, le parti socialiste juif de la Russie tsariste. Ces quatre groupes ont en commun de s’être construits au sein de communautés vivant directement des violences additionnelles à l’exploitation capitaliste, respectivement chez les communautés trans et non-conformes dans le genre, afro-américaines, hispaniques et juives. Ces quatre organisations se sont aussi toutes, à différents niveaux, attelées à des formes d’autodéfense communautaire face à l’État répressif ou aux forces réactionnaires, généralement peu dissociables.
C’est ce que nous retenons le plus des activités du BPP, qui fait scandale à l’époque en armant la communauté noire et en l’encourageant à pointer ses armes sur les forces de l’État. Au tournant du 20e siècle, en s’organisant au sein des communautés juives du Pale, le Bund innove en ce sens: face aux vagues de pogroms – encouragés notamment par l’aristocratie et le clergé russe – l’organisation prépare des groupes de jeunes hommes entraînés et armés à défendre leur communauté en cas d’attaque. Ces réponses armées furent plus ou moins efficaces dépendamment du moment et du lieu, mais changèrent drastiquement la dynamique au sein du Pale[2]. Cette stratégie de défense prit des formes différentes au sein des activités des Black Panthers et des Young Lords, qui s’organisaient dans un contexte urbain nord-américain. Leurs stratégies d’autodéfense visaient surtout les violences racistes de la police, notamment en organisant des patrouilles armées qui suivaient les policiers intervenant dans les quartiers populaires. Les Black Panthers ont aussi affronté les forces étatiques ou des gangs racistes dans des fusillades et autres altercations violentes. Nous voyons dans l’action de ces trois groupes une capacité à organiser de la violence dans un position défensive contre ceux s’attaquant directement à leur communauté. De leur côté, les membres de STARS prirent part aux émeutes qui chassèrent la police des espaces gay de New York, mettant fin aux pratiques policières de raid et de gay bashing. Selon la légende, Riviera aurait jeté à la police le premier ou le second cocktail molotov (ou la brique, selon la version) au lancement des émeutes de Stonewall. L’utilisation des armes et la création de milices constitueraient une escalade excessive dans le contexte actuel, du moins au «Québec», mais pour se constituer en tant que vraie force révolutionnaire face à une vague de violences éliminationnistes et réactionnaires, il apparaît nécessaire de se saisir de la défense de nos communautés. Il est primordial de développer une alternative à l’État pour nos communautés face aux menaces extérieures.
C’est en grande partie notre capacité à faire face à ces violences et à combattre les mouvements fascistes ou fascisants, queerphobes et transphobes qui nous permettra de rejoindre nos adelphes et de développer la légitimité de nos politiques révolutionnaires.
Un autre aspect important des pratiques de STARS et du BPP fut d’adresser directement, immédiatement et de façon autonome les besoins matériels urgents des communautés. Pendant plusieurs années, STARS a tenu une maison à New York qui leur permettait d’offrir de l’hébergement et un espace de vie à des personnes trans itinérantes et/ou travailleuses du sexe. Cela était d’autant plus important face aux discriminations liées au logement et à l’extrême pauvreté vécues par la communauté trans et non-conforme dans le genre. Du côté des Black Panthers, leur célèbre programme de déjeuners leur a permis de pallier à l’insécurité alimentaire de centaines d’enfants noir·e·s pauvres des quartiers populaires américains. Puisque le BPP s’inscrivait dans une logique de lutte de classe, il offrait aussi les déjeuners aux enfants pauvres blanc·he·s (ou autrement racisé·e·s) des quartiers ou il s’organisait. Cela leur a permis, à différents moments, de briser la division raciale créée par l’historique de ségrégation. Nous pouvons d’ailleurs célébrer l’alliance extra-communautaire du BPP, notamment la fameuse Rainbow Coalition du BPP de Chicago rassemblant la section locale des Young Lords et des Young Patriots, un groupe prolétaire blanc issu des Appalaches.
De ces exemples, nous pouvons retenir qu’il est nécessaire pour nos groupes d’identifier les besoins matériels immédiats de nos communautés et de développer, dans la limite de nos capacités, des solutions autonomes. Aider nos communautés à faciliter leur survie au jour le jour dans le système capitalisme déterminera, à long terme, notre capacité à nous ancrer fermement comme force politique au sein de celles-ci. Nous ne pouvons pas attendre la révolution pour tisser des solidarités, mais nous devons les construire dans une démarche qui tend vers le dépassement du capitalisme, et non son maintien. En d’autres mots, les groupes révolutionnaires queers doivent construire une capacité autonome à combler certains besoins de nos communautés sans dépendre de l’État ou de capitaux, et ce d’une manière qui puisse développer un imaginaire post-capitaliste. Sur cette question de l’autonomie et de la solidarité, les Young Lords ont ce fait d’armes intéressant d’avoir développé une technique de soins unique dans le but d’aider leur communauté en dehors du réseau de santé dominant. Cette technique, l’acupuncture Nada, a servi et sert à soigner les symptômes de l’addiction, du PTSD et des troubles nerveux. Dans le contexte actuel de discrimination médicale et de recul de l’accès aux soins de santé liés au genre, développer une capacité à produire et/ou distribuer des hormones indépendamment du système de santé constituerait un gain majeur pour nos groupes, mouvements et communautés. De manières générale, la création d’une capacité révolutionnaire (et extra-légale) au soin dans une méthodologie scientifique et un esprit expérimental représenterait un moyen extraordinaire d’aider nos communautés et démontrerait l’importance de groupes révolutionnaires organisés.
Au-delà de ces stratégies de développement autonome, ces groupes, comme la plupart des groupes révolutionnaires, assuraient aussi une présence dans la rue au sein de manifestations, d’actions et de mobilisations multiples. Comme je le mentionne plus haut, nos mouvements doivent être capables de prendre la rue et d’y inscrire nos enjeux. Ceci peut être fait de plusieurs manières, mais il est nécessaire pour les mouvements révolutionnaires queers de prendre un rôle de leadership dans les mobilisations. Sans chercher à contrôler le discours ou a combattre d’autres types d’initiatives, nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre que les organismes et mouvances institutionalisées établissent des lignes et finissent par se mettre en marche pour agir. Nous devons prendre nous-même la responsabilité de créer des moments de lutte, des points de convergences et des présences publiques politiques. En créant nos propres manifestations, contre-manifestations, actions, blocages et contingents, nous apportons un dynamisme important dans les luttes et nous démontrons à nos adelphes leur capacité d’agir.
Nos mouvements doivent aussi créer de manière autonome des plateformes de diffusion de nos discours et stratégie. Ces plateformes au format papier, virtuel ou en personne (festival, formation, débat, etc.) doivent se remplir d’une richesse de pensée et de parole qui puisse inspirer et orienter nos communautés dans les luttes à venir. Notre capacité à promouvoir nos idéaux et à les confronter aux différentes réalités immédiates de nos communautés déterminera notre capacité a resté pertinent·e·s et à avoir une relation organique à celles-ci.
En bref, ce que je retiens de l’histoire de ces groupes et de leurs pratiques pour nos mouvement est la nécessité de bâtir un mouvement pluriforme et organisé; un mouvement capable d’assurer la défense de nos communautés, de prendre part à diverses luttes et mobilisations, d’en être les instigateu·rice·s et d’assurer une capacité autonome à la solidarité et l’entraide.
Mot de la fin
La nécessité de construire un mouvement révolutionnaire au sein de nos communautés doit, à bien des égards, être une évidence pour un grand nombre de mes adelphes queers et trans. L’éternel combat auquel nous faisons face dans ce monde capitaliste nous fait réaliser son imperfection, sa cruauté. Ce constat dresse devant nous un montagne immense: le travail à faire semble interminable et nos moyens, ridicules. Pourtant, tous les grands changements sociaux commencent quelque part, par l’action et le travail de groupes d’individus déterminés. Il est dur de concevoir comment renverser un système dans son entier, mais il est facile de commencer à agir! Trouvez autour de vous des gens qui partagent vos valeurs et ressentis. Constituez-vous en groupe organisé et commencez à agir à votre échelle (faire de l’affichage contre la transphobie, créer et diffuser du contenu, avoir une présence en manifestation, trouver d’autres groupes avec lesquels collaborer, organiser des évènements publics, etc.) En vous incarnant dans l’espace public, vous permettez à d’autres de trouver de la résonnance dans vos actions, de vous comprendre et de vous rejoindre. Développez par vous-même votre force d’agir, développez vos propres stratégies et manières de faire, étudiez celles des autres. Une poignée de personne coordonnées et prêtes à agir peuvent former la base d’un collectif puissant qui, en relations avec d’autres, peut créer un mouvement fort.
Amour et Rage.
[1] On parlait alors de mouvements gay et lesbien, la notion de mouvement queer naissant dans ces années-là, et les mouvement trans ayant largement été effacé ou supplanté dans cette période.
[2] Le Bund ne fut pas la seul force de gauche juive ayant organisé des efforts de ce type, mais est de loin la plus significative.